« Mes compétences sociales sont vraiment limitées. » Temperance Brennan.
Mémoires personnelles.
Titre liminaire. C’est une formidable expérience que d’apprendre à écrire et lire, je trouve. Surtout quelque chose que quelqu’un ne lira probablement jamais. D’une part, parce que c’est trop long, d’autre part, parce qu’il est vrai que cela ne présente pas nécessairement force d’intérêts. Aussi, si j’en suis venu moi-même à cette extrémité, cela tient en grande partie du fait qu’à vingt ans, notre mémoire de stockage commence à atteindre ses limites, et je voudrais poser, au travers de cette lettre à moi-même, certaines lignes conductrices de ma vie que je ne voudrais pas oublier.
Si quiconque venait d’ailleurs à trouver cette lettre, bien des siècles après ma mort, qu’il soit certain qu’elle ne constitue que la première d’une longue liste que je compte écrire au fil du temps.
§1er. Constats généraux d’un point de vue anthropologique et biologique au sujet de ma naissance. Les conditions de ma naissance sont assez floues, et je crois que de mon vivant, je n’aurais probablement jamais la réponse aux quelques interrogations qu’elles peuvent soulever. Je peux essayer de déduire que je suis né le 29 février 1776 avec certitude. Cela est dû au fait que mes parents adoptifs m’ont trouvé à cette date, et qu’au vu du sang présent autour de moi, c’était un accouchement dans la douleur qui était survenu peu avant qu’ils ne me trouvent. Une affaire d’heures, donc. J’avais sur les mains une variation de la couleur de peau, comme si la mélanine ne parvenait pas à s’adapter au corps que j’avais pris.
Il est important de noter que j’ignore totalement si je suis né le 29 février, parce que peut-être que la date de ma transformation en humain, pour une raison cryptique, ne correspond pas à ma date de naissance animale, auquel cas, le sang qui a été trouvé près de moi peut provenir de causes beaucoup plus extraordinaires. Je préfère rester sur l’explication la plus rationnelle D’autant que le 29 février est une date-clef à mon sens.
Je ne fête mon anniversaire que tous les 4 ans (sinon, on me le fêtait le 1er mars, mais cela n’avait jamais le goût de l’authenticité). Pendant 4 ans, je n’existe pas, au sens figuré. Au sens propre, j’existe toujours. Or, le calendrier est tel fait que, il fait du jour de ma supposée naissance, un événement absent des calendriers, et je trouve, d’un point de vue anthropologique, que cela a préfiguré en un sens superstitieux, les divers sentiments que j’ai pus mobiliser à mon endroit ces vingt dernières années. Je vais bien entendu le développer, mais mon moi de 80 ans pourra se souvenir de l’état d’esprit très particulier dans lequel j’étais au temps de ma fringante jeunesse : pas fixé sur qui j’étais, de ma date de naissance à ma vie en général.
Mes parents ne m’ont jamais caché m’avoir adopté. Ce sont des elfes. Ils sont particulièrement gentils avec moi, et je les considère bel et bien comme ma famille. Je n’ai jamais cherché à retrouver mes parents, parce que j’estime que s’ils m’ont abandonné, ils devaient avoir une très bonne raison de le faire, et je n’ai donc pas à revenir dans la vie.
Toutefois, si j’écris cela par rapport à l’idée conductrice que j’évoque dans ce paragraphe, c’est que ma vie est ponctuée d’incertitudes, et si je peux très bien me faire à l’idée que ce n’est pas important, il serait faux de nier l’impact considérable que cela a eu sur moi, et dans mon rapport à la vie en général, sur l’importance que j’attache aux choses, et pourquoi je n’attache aucune importance à d’autres choses. Histoire donc, d’une enfance banale, d’une vie banale, qui a trouvé pleinement satisfaction que dans la science, seule approche que je juge exact du réel, au travers la mathématique.
§2. Le fils du boulanger qui ne serait pas boulanger. Il y a plusieurs boulangeries là où je vis. La boulangerie de mon père est assez notoire. Elle propose des pâtisseries assez uniques, dont il se vante qu’elles aient des effets particuliers sur l’organisme. C’est de la publicité mensongère, mais grâce à cela, il attire une certaine clientèle, et il est donc par conséquent, doté de moyens réels au niveau financier, ce dont je lui suis reconnaissant.
Toutefois, nous vivons dans une société aux antipodes de l’individualisme. Si j’emploie ici l’adverbe « Toutefois », c’est que la vie de mon père rejaillit forcément sur la mienne, et ce n’est pas quelque chose que j’apprécie. Dès que je suis enfant, je sens la pression familiale liée à celui qui prendra la relève du business de mon père, Hence. Je sais que lui et sa femme ont connu un problème de stérilité. Je sais que c’est pour cette raison qu’ils m’ont adopté – on peut parler de choix de substitution, mais ils ne l’ont jamais laissé entendre ainsi. Je sais donc que recevoir l’entreprise familiale est peut-être la plus belle onction qu’ils puissent me faire, puisque cela prouve qu’ils me voient comme leur enfant.
Dès lors, comme chaque garçon, comme chaque fille de mon espèce, et de toutes les espèces de la ville d’ailleurs – j’ignore ce qu’il en est dans d’autres cités –, je suis voué, ou plutôt je suis destiné et forcer à récupérer l’entreprise paternelle, alors même qu’aux premiers souvenirs de ma jeunesse, je me souviens n’en avoir jamais voulu.
La Providence a donc fait un geste pour moi. Cette allégorie vise à soulever le fait que, comme tout enfant adopté qui remplit tous les clichés nécessaires pour être un bon personnage de littérature, j’avais des comportements
atypiques pour mon âge.
Je faisais effectivement preuve d’une grande maladresse. Je manquais de nombreux exercices que mon père essayait de m’inculquer, et je présentais une intolérance à certains textiles ou certains bruits. C’était relativement inquiétant pour eux, à l’époque, je crois, et ils se sont dits que cela venait probablement de ma race. Par sécurité, ils ont toutefois fait venir un docteur qui n’a rien trouvé de particulier. Sûrement que je n’étais juste « pas fait » pour cela.
Dans la maison de mon enfance, mes parents détenaient une petite bibliothèque, qui était le témoignage de siècles d’Histoire. Je préférais les lire, et je crois avoir lu chaque ouvrage qu’il y avait dedans, à l’exception d’un auquel il manquait des pages. Je les ai cherchées partout, sans succès. C’était un traité philosophique sur l’usage de la magie.
Toutes ces thématiques m’ont toujours bien plus intéressé que l’artisanat boulanger, et je crois qu’il est important de remercier mes parents en le sens que jamais ils ne m’ont forcé à suivre une voie que je ne voulais pas suivre. Plutôt que de me contraindre à cette voie, ils ont fait un appel à un de leurs amis, qui travaillait en tant que scientifique au laboratoire de recherches de la ville.
Cette rencontre a changé ma vie, dans le meilleur sens du terme.
§3. La rencontre avec les sciences et la médecine. Au titre extrêmement banal de ce paragraphe trois, l’ami de la famille Lockhart, Joseph Gardner, était un scientifique de renom. Il était très respecté dans le milieu de la recherche à Catenæ, à la capitale. Il avait théorisé de nombreux phénomènes physiques, et commençait à développer les premières théories mathématiques complexes. Ses recherches m’intéressaient beaucoup, et bien qu’encore très jeune à l’époque, je m’efforçais d’apprendre les bases à ses côtés, dans un exercice qui me passionnait, et qui rassurait mes parents sur les potentialités de mon futur. Alors que je ne m’intéressais ni à mon entourage, ni à la plupart des activités au sein de la cellule familiale, la stabilité et la fiabilité avec laquelle je me fiais aux enseignements de Maître Gardner commençait à peser les bases de mon avenir. Il agissait avec moi comme un précepteur, et du haut de ses cinquante ans, j’étais surpris de sa pédagogie et de son ouverture aux autres.
J’ignore encore aujourd’hui comment mes parents l’ont rencontré.
S’agissait-il d’un client régulier de la boulangerie ? Ou d’une connaissance au détour de certaines soirées mondaines ? Impossible à savoir, mes parents n’appartenant pas à ce milieu, la première hypothèse me paraissait beaucoup plus probable, et je n’ai jamais posé la question, vu le peu de degré d’utilité que présentait la question.
Il était dès lors devenu évident qu’à l’âge de mes douze ans, je prenne la voie qui me paraissait être la plus ambitieuse et la plus importante à découvrir. Si toutes les races savent comment se faire la guerre, si elles mettent toute leur énergie à développer des nouvelles armes, des nouveaux sortilèges puissants et dévastateurs, au gré de classes et de compétences destinées à tuer, blesser ou provoquer la mort, j’étais surpris qu’une seule d’entre-elle se consacre aux soins. Je ne prétends pas juger autrui en écrivant cela, d’ailleurs je ne le souhaite pas. Je présente mes excuses à quiconque lirait un jour ceci. Je veux juste dire qu’à mon sens, permettre aux gens de vivre est plus important que de les tuer, et dans mon esprit naïf d’enfant de douze ans, cela me semblait bien plus cohérent à faire.
Dès lors, j’ai pris la décision de devenir un arcaniste médicinal. Je remarquai d’ailleurs au Palais Royal, tous les autres enfants de mon âge qui prenaient des voies différentes, ou similaires à la mienne. Ils étaient tous bien habillés, et je me trouvais incohérent dans l’harmonie du décor. Du moins, nombre d’entre-eux avaient trouvé sûrement un costume à louer. Je ne me sentais pas à l’aise dans de décor feutré, mais peu importe. J’avais pris mon voix, et d’une voix bégayante, j’avais pris ma décision, entourée de tous ces soldats ; Cela m’angoissait beaucoup, vraiment, mais je voulais afficher une détermination, qui prit la forme d’une profession de foi pour moi.
Ce n’est pas tant la compassion qui me motive, je ne suis pas sûr qu’on puisse parler de cela. En douze ans, j’avais accumulé des idées de base sur la flore, et les poisons, je m’intéressais aussi beaucoup aux liens avec la magie blanche, et j’apprenais vraiment avec un des meilleurs – du moins, quand on est enfant, on peut idéaliser beaucoup de choses –. Dès lors, je voulais faire avancer la recherche, parce que j’estimais qu’on pouvait aller plus loin avec une classe à si grand potentiel. Mon but n’étant pas de pratiquer, plus que de découvrir. Je me place du côté de ceux qui essaient de réfléchir. Je me plaçais de ce côté, alors même que je n’étais pas plus haut que trois pommes.
Avec le recul, c’était probablement un peu orgueilleux de ma part.
§4. Les expériences pratiques de l’adolescence, de l’intellect à l’affect.Les expériences de mon adolescence se décomposent en deux titres. Le titre 1er traitera de la poursuite de mes études. Le titre second de mes expériences sexuelles.
Titre 1er. Au sein du laboratoire de recherches de Catenæ, Maître Gardner avait souhaité que je m’y rende plus souvent après la cérémonie au Palais Royal. Je ne m’en rendais pas compte à l’époque, mais le monde était en pleine mutation. Un conseil commençait à être instauré, et si la politique m’intéressait pas, je ressentais l’envie d’en savoir plus. Dès lors, chaque fois que je prenais le train chaque jour, et que j’arrivais là-bas, j’étais aspiré par le monde que je voyais, et je me disais que lorsque je serais en âge de prendre des décisions seul, il faudrait que je m’y installe d’une manière plus définitive. Pour l’heure, toutefois, je continuais une formation qui n’avait rien d’exaltante. L’étude de la flore intéresse peu, mais moi je la trouvais particulièrement prenante, et j’essayais aux côtés de mon précepteur, qui faisait tout cela à titre gratuit, qui plus est, de comprendre pourquoi, et non simplement comment. C’était un exercice difficile, que je liais avec les mathématiques. J’aimais connaître le monde dans lequel je me trouvais, alors je mobilisais toute mon énergie intellectuelle pour cela, et je n’étais passionné plus que de cela.
Sans comprendre toutefois pourquoi, il m’arrivait de rentrer que deux jours plus tard chez moi vers quinze ans. Mes parents étaient très inquiets, et me parlaient de choses incompréhensibles, sur les vampires, et les kidnappings. Je ne comprenais pas bien cet excès de paranoïa. Ce ne serait que plus tard, lorsque j’apprendrais le sort réservé aux gens comme moi, que je sentis le besoin d’avoir mes parents près de moi plus souvent. S’ils étaient des elfes, et que conséquemment, moins exposés au danger que moi, d’autant que je n’avais rien de sempiternel par rapport à eux, leur présence me rassurait. Des rumeurs couraient en effet sur le statut d’esclave des morphæ près de Glaciem. Moi qui voulais visiter le monde et faire des conférences partout, je crois que cela a brisé mes espoirs.
J’ai senti encore plus le besoin de vivre à travers ce que j’apprenais, et de ne plus voir le reste que comme la manifestation anthropologique et factuelle d’un rouage de faits provoqués par la multiplicité des lois physiques du monde au sein duquel nous vivons. Je ne souhaitais plus m’y investir autant qu’avant, raison pour laquelle j’ai passé encore plus de temps au laboratoire, et que j’ai commencé à étudier là-bas même sans Maître Gardner. Les ressources dont il disposait à son laboratoire étaient impressionnantes ! La question de quitter Vivente définitivement était à mon sens posée.
Titre 2nd. Cela se renforça par une expérience sociale malheureuse près de chez moi. J’avais confectionné, avec ma maman, une tenue « pour le travail ». Que j’appelais « la tenue du maître des esprits ». Le nom me faisait rire, et renvoyait à une petite légende de la bibliothèque. Je l’utilisais assez souvent lorsque je cherchais de quoi travailler dans les forêts aux alentours de chez moi, ou des animaux déjà morts à autopsier pour comprendre leur fonctionnement, et mieux orienter la manière de faire les soins.
De fait, à l’âge de dix-sept ans, moi qui n’avais qu’une seule amie, je rencontrai un garçon plutôt mignon, et plein de fraîcheur, qui suivait apparemment les mêmes « études » que moi depuis des années, mais dans des conditions moins évidentes au titre que lui, le faisait sans le soutien de ses parents. J’ai été indéniablement touché par son comportement, et je me suis rapproché de lui. Je le trouvais sincèrement beau, et c’est ainsi que je me suis découvert l’attirance pour les garçons. Certes, il m’arrivait d’y penser dans la mise en place de mes hormones sexuelles à la pré-adolescence, mais je n’avais pas vraiment fait le lien avec une quelconque orientation sexuelle. Disons qu’il existe à mon sens autant d’orientations sexuelles qu’il n’existe de gens, donc il est plutôt compliqué de se définir d’une manière ou d’une autre, aussi toutefois ne me suis-je jamais posé de questions par rapport au fait que c’était peut-être déviant ou non, je ne me suis jamais intéressé à ce sujet, et peut-être qu’en conséquence, je fais des choses mal admises d’un point de vue social, mais ce n’est pas vraiment ce qui me fait bisquer quand je doute de moi (c’est plutôt, un problème de compréhension des autres ou du fonctionnement d’une plante).
Bref, toujours est-il que lorsque j’ai rencontré ce jeune homme, j’ai senti une attirance évidente qui s’est exprimée par plusieurs symptômes cliniques évidents : érection, rougeur, rythme cardiaque accéléré… On passait de plus en plus de temps ensemble, et j’avais pris la liberté de l’emmener quelques fois au laboratoire de Catenæ. Il me semblait gentil, très compréhensif avec moi, à l’écoute de mes besoins. Ces trois éléments réunis le rendaient indispensable à ma compréhension du monde social, en le sens qu’il me traduisait tout ce que je ne comprenais pas. Avec le recul, j’aurais bien aimé avoir une relation sexuelle avec lui. Cela n’est arrivé qu’une fois, lorsqu’on s’est embrassés, et que je lui ai présenté dans le même temps la seule amie que j’avais.
Il ne faut rien imaginer là de traumatique. Il ne m’a pas agressé, il ne s’en est pas pris à moi, pas directement en tous cas, il a juste… changé de
cible.
Je crois qu’il ne supportait pas l’idée que je puisse être plus intelligent que lui, et surtout plus doué dans mon domaine de compétences. En rencontrant mon amie, il s’est totalement désintéressé de moi, malgré ce baiser que je lui avais donné qui représentait l’apogée de notre relation.
À partir de là, tout a commencé à s’effondrer. Il m’ignorait, me mentait pour passer plus de temps avec cette amie. Cette amie, du coup, me parlait de moins en moins aussi, et je renouais avec une solitude classique.
Cela aurait pu s’arrêter là, mais cela ne lui suffisait pas. Il voulait aussi tenter de s’approprier mes recherches. Ce devait être un espèce de manipulateur, parce qu’il me reprochait d’être égocentrique, et pas si gentil que je le prétendais. Je ne comprenais pas trop ce que je lui avais fait pour valoir un tel courroux, mais j’ai appris qu’il a fini par me calomnier auprès de tout un chacun.
Lui, à la différence de moi, avait beaucoup d’amis. Lui, à la différence de moi, il voulait s’approprier mon travail, et il a mis en jeu notre amitié un jour. Je devais, soit lui donner tout ce que j’avais, soit perdre son amitié pour toujours. J’ai pris la décision de conserver le travail de ma vie, pour quelqu’un que je n’avais fréquenté que quelques mois, et qui pourtant me qualifiait comme son petit-frère. Cette décision m’a beaucoup ébranlé, mais je ne voulais pas renoncer rationnellement à tout ce que j’ai bâti dans ma vie ; et j’ai donc perdu tout le faisceau social que j’avais pu construire. Toutefois, je crois et je suis convaincu encore aujourd’hui d’avoir pris la bonne décision, quand j’ai fini par entendre qu’il dénigrait mes projets d’avenir, qu’il me pensait incapable de tout, et surtout, qu’il trouvait que « Maître Gardner n’avait aucune objectivité » envers moi, parce qu’il m’admirait, et ne savait plus réfléchir.
Insulter un homme d’une telle intelligence était pour moi un baroud d’honneur, et du haut de ses dix-neuf ans, je ne voyais pas de quel droit il pouvait juger quelqu’un comme cela, qui était l’invariable stable de ma vie. J’ai pris conscience dès lors de l’espace de sociopathe que ce type devait être, usant sans scrupules des confidences et des peurs que je lui avais fournies durant notre relation pour me dénigrer auprès de ses amis, mais aussi auprès de la seule fille qui n’avait jamais posé les yeux sur moi, et qui à présent est aux premières loges des critiques qui me sont faites. Elle semble d’accord, et je ne comprends pourtant pas pourquoi. Lea méchanceté pollue-t-elle ainsi l’esprit des Hommes ?
Qu’ils soient des elfes, des vampires ou des morphæ, je constate la pourriture des autres, qui n’hésitent pas à écraser plus faible qu’eux pour s’élever.
Ainsi, à la différence de ces gens, les livres, les plantes, les animaux, ont une forme de stabilité, à laquelle je me consacre toute ma vie dorénavant. Je n’hésite plus à intervenir sur les compétences médicales dont je dispose, et vers mes dix-huit ans, je me suis engagé dans un hôpital afin de pratiquer concrètement, ce que j’accumulais en théorie depuis des années.
Oui, parce qu’après tout, selon lui,
j’étais la preuve que jamais quelqu’un comme moi ne pourrait s’intégrer en société, et que je n’étais pas fait pour fréquenter autrui. Il y avait peut-être là un fond de vérité.
§5. Les expériences pratiques de l’adolescence, de l’intellect à l’affect. Je me suis installé à Catenæ un mois d’avril 1795. Le même mois d’un assassinat qui a ébranlé toute la capitale, et dont j’ai mal compris la portée. Une certaine Cornelia apparemment. Bon, c’était quelque peu cryptique pour moi, mais cela me renvoyait avec ironie à ce que j’avais subi à moindre échelle les années précédentes. La trahison, les mensonges, la paix, la guerre. Tout cela m’apparaît tellement irrationnel.
De fait, je sais que mon manque de pratique magique dû à cet inconfort philosophique que j’ai sur la société, ne fait pas de moi un arcaniste médicinal très puissant – dans la réaction imprévisible, parce que si je prévois, j’ai un taux de précision extrêmement élevé ! Mais j’ai l’impression que quelque part cela préserve la part d’innocence que j’ai en moi.
Je suis devenu chercheur à part entière au laboratoire de recherches, aux côtés de Maître Gardner, qui m’héberge pour le moment. Je me suis endetté pour m’acheter une belle tenue, comme celle que j’avais vue au Palais Royal. Je veux plaider des causes, et peut-être un jour, surmonter mes blocages sociaux afin d’être quelqu’un de pédagogue, et de ferme, qui puisse s’exprimer en public sans bégayer lorsque je suis interrompu ou critiqué. En soi, j’ai pourtant connu l’intolérance, et la tolérance. J’ai expérimenté les deux, mais je n’arrive pas encore à le surmonter, et c’est sûrement parce que je suis encore jeune. J’aimerais toutefois donner un sens et une existence à ce pour quoi je suis là. J’aimerais m’intéresser à d’autres choses, afin d’avoir un corpus d’observations complexes sur la réalité.
Je sais que ce sera difficile, parce que je pense avoir un trouble qui me rend un peu différent des autres, même si je ne sais pas ce que c’est, mais c’est loin d’être une fatalité en soi, et s’il confère des désavantages, il confère aussi de nombreux avantages que je veux mettre à profit dans les causes que je défends.
J’ai toutefois la conviction que les réponses que je cherche ne sont pas qu’au laboratoire, et que dans l’esprit de Maître Gardner. Je pense qu’il faudra que je voyage pour comprendre, à Lumen, et peut-être aussi à Glaciem. J’aime, en tous cas, l’esprit de paix qui existe dans la capitale en ce moment, et c’est peut-être parce que je trouve l’endroit sécurisant que je me permets d’être plus moi-même, pas seulement aux côtés de mes pairs, mais aux côtés de ceux qui ne voient pas chez les autres, en premier lieu la race qu’ils sont, mais qui ils sont.
Dès lors, j'ai décidé d'être appelé, non pas chercheur, non pas scientifique, mais alchimiste, rejoignant le folklore de ceux qui veulent transformer le plomb en or. J'ignore si c'est possible, mais l'espoir qui se dégage d'une telle profession m'a fortement motivé à récupérer le terme à mon compte, sans offenses pour les véritables alchimistes je l'espère ! (quoi qu'on pourrait vraiment dire que j'en sois un).
Oui, je crois que c’est pour cela que je me sens relativement bien en ce moment, et que je m’efforce, depuis deux ans, de pratiquer plus pour être plus performant. Un domaine que les intellectuels ne maîtrise pas forcément, enfermés dans la scolastique de ce qu’ils étudient !
Conclusion. Je suis fatigué d’écrire cette lettre, je crois que la conclusion tiendra en une ligne. Que c’est long pour pas grand chose ! Les romans que j’ai lus sont tellement plus prenants.
Je ne sais pas ce que je vais faire maintenant, mais je vais essayer de nouer des liens sociaux. Je crois que cela va donner lieu à une tragicomédie d’ici quelques années. Toutefois, étant adulte dorénavant, je pense qu’il faut que je me prenne en main, que je surmonte l’épisode traumatique d’il y a deux ans, et que potentiellement, je m’affirme dans mon autonomie (au lieu de vivre chez Maître Gardner, et de retourner si souvent voir mes parents, qui n’ont jamais été aussi en forme).
Je ne vois même pas pourquoi je me plains, quand on sait qu’il existe tant de souffrances autour de nous. C’est sûrement dans la nature des êtres vivants. Mais, enfin. L’expression des émotions ne rentrent pas dans mon domaine de compétences, alors je ne saurais être affirmatif.
Alexandre Simon Lockhart, le 14 juillet 1795.